lundi 28 novembre 2016

Fidel Castro: qui suis-je pour juger?

La caricature du Droit, une des meilleures, par Guy Badeaux

Héros pour les uns, dictateur brutal, les deux à la fois… Sur tous les continents, qu'on campe à gauche ou à droite, ou qu'on tente de manoeuvrer tant bien que mal sur les ponts, les jugements variables sur Fidel Castro n'ont surpris personne. Mais je vais me risquer en affirmant que l'ex-leader cubain occupe une place spéciale au Québec, et que sa disparition a remué quelques-unes de nos tripes nationales, bien au-delà des considérations habituelles sur le socialisme, le capitalisme et la démocratie.

Dans sa préface au recueil de nouvelles Bande de caves*, le professeur Claude Germain, évoquant l'auteur du recueil, Omer Latour, membre des premières vagues felquistes (1964), écrit ce qui suit: «Pour Omer, la situation du Québec présentait des affinités certaines avec la situation cubaine d'avant la révolution castriste. (…) Il vouait une grande admiration à ce petit peuple d'exploités qui avait eu un jour le courage de se mesurer à un géant, son riche voisin américain.»

En 1959, quand Fidel Castro est entré victorieux à La Havane, nous avions en commun avec les Cubains d'être un petit peuple, d'avoir été longtemps dominés par des intérêts étrangers et d'avoir comme voisins immédiats les États-Unis d'Amérique. La révolution de Castro du début des années 60 a été parfois violente et radicale, tandis que la nôtre a reçu l'épithète de «tranquille». Ceux qui, comme Omer Latour, ont voulu suivre la trace de Castro ici ont échoué. Les «us et coutumes» du Québec ne s'y prêtaient pas et ne s'y prêteront jamais.

Malgré tout, pendant que nous essayions maladroitement de nous libérer par à-coups, avec la nationalisation des compagnies d'hydro-électricité après 1962, par des tentatives occasionnelles d'imposer notre langue malmenée, jusqu'à la Loi 101, sans oublier la montée des mouvements indépendantistes, le tout en utilisant les moyens du bord offerts par une démocratie où les dés économiques étaient toujours pipés (contre nous), on voyait Cuba sous Castro tenir tête - en en payant le prix - à la première puissance du monde.

J'étais à l'université à l'époque où l'image du Che avec son béret étoilé, sa barbe et ses cheveux longs avait remplacé les crucifix des années précédentes. Il était l'ambassadeur de Castro et de sa révolution au sein de peuples véritablement opprimés de l'Amérique latine. Nous avions beau être pacifistes, nous savions que ces peuples étaient violentés par le grand capital américain, par des intérêts mafieux et par des régimes militaires sans pitié. On avait laissé les Américains voler nos ressources naturelles sans lever le petit doigt, mais là-bas, on donnait la réplique.

La CIA avait essayé d'envahir Cuba en 1961, sans succès. De la crise des missiles de 1962, Cuba avait au moins obtenu la promesse que Washington ne tenterait plus de l'attaquer militairement. Et en 1963, en 1964, le pays qui faisait la morale (avec raison) à Fidel Castro au sujet de la démocratie et des droits individuels bafoués permettait sur son propre sol des crimes quotidiens contre les Noirs et les militants des droits civiques dans les États sudistes, en plus d'autoriser (voire ordonner) des assassinats et des coups d'État dans les pays qui osaient remettre en question l'ordre économique américain. Malgré tout, Castro tenait tête au puissant voisin… quoique en s'associant à l'ogre soviétique tout aussi sanguinaire.

Le début des années 70 annonçait enfin l'espoir d'un socialisme démocratique avec l'élection de Salvador Allende au Chili… et des militaires quasi-nazis pro-américains l'ont renversé et assassiné le 11 septembre 1973… Pendant ce temps, Castro restait invincible à 150 km de la Floride… Puis ce fut cette suite, qui nous semblait ininterrompue, de meurtres sauvages de défenseurs des droits de la personne par les militaires , y compris celui de Mgr Romero, en pleine église, en 1980… Pendant ce temps, Castro survivait à des centaines de tentatives d'assassinat… Invincible…

L'empire soviétique s'est effondré à la fin des années 1980, les présidents américains se sont succédés, la plupart des régimes militaires sud-américains se sont affaissés, la révolution tranquille du Québec s'est essoufflée… et Castro se maintenait au pouvoir. Il a fait ça pendant 50 ans, avec l'appui sans doute majoritaire de son peuple, qui aurait sûrement souhaité plus de liberté mais qui se souvenait que les prédécesseurs de Fidel étaient pires que lui et qui voyaient les souffrances et l'exploitation dans d'autres pays dits démocratiques.

Alors ici au Québec, quand on voit Fidel Castro et Cuba, et qu'on se regarde dans le miroir, on se dit parfois que nous avons protégé l'essentiel de nos libertés et qu'aujourd'hui, le prix qu'on risque de payer, c'est peut-être le salut de notre âme collective. Aurait-on pu protéger nos libertés et mener notre révolution tranquille à terme, vers la souveraineté? Sans doute. Nous pourrions toujours le faire avec un sursaut de fierté au bord du précipice. Les Cubains sous Fidel ont beaucoup gagné, mais sacrifié la liberté d'expression et la liberté de presse. Est-ce un tribut trop lourd? Je crois que oui, mais…

J'aime croire que j'aurais appuyé Fidel et le Che dans les années 50… et que par la suite, dans un Cuba démocratique et socialiste, j'aurais aussi voté pour eux lors d'élections véritablement libres. Mais j'ai aussi la conviction qu'avec le virage autoritaire du régime, j'aurais continué à m'exprimer librement et qu'un bon jour, des gens en uniforme auraient frappé à ma porte, et je leur aurais dit, comme Jean Ferrat en 1968 après l'entrée des Soviétiques à Prague : «Que venez vous faire camarades? Que venez-vous faire ici?»

Alors Fidel, pour ta résistance salutaire à la puissance écrasante du voisin, je t'admire. Pour avoir piétiné la dissidence et l'avoir fait croupir dans tes prisons, je te condamne. Mais comme dirait François, qui suis-je pour juger? Nos petits peuples latins avaient le même voisin et le même désir de liberté. Nous avons choisi des voies différentes mais restons, quelque part dans nos tripes, liés. Je fais confiance à l'histoire. Avec le recul, son jugement saura faire la part des choses.

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* Latour, Omer, Bande de caves, Les éditions de l'Université d'Ottawa, 1981


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